Les cases, les plantations et la forêt communautaire du peuple autochtone vivant dans la forêt du Sud et de l’Est du Cameroun sont détruites sans évaluations, sans indemnisations et sans recasement. Le mode de vie des pygmées Baka affectés par le tracé de la transnationale a complètement basculé.
A des centaines de kilomètres de la ville, en plein cœur de la forêt équatoriale, le goudron a complètement disparu. Le reste du chemin est recouvert de latérite. Un nuage de poussière s’élève au passage d’un camion transportant des billes de bois. De grands arbres poussent de part et d’autre de la voie. Entre les arbres et la route, des cases en terre d’à peine 1,5 mètre de hauteur et des petites huttes tissées de pailles retiennent l’attention. Nous sommes à Belle Ville, un village situé dans l’arrondissement de Mintom, département du Dja et Lobo, dans la région du Sud du Cameroun. Les pygmées Baka, peuple autochtone vivant dans ce campement, ont perdu la quiétude depuis le début des travaux d’aménagement de la route Sangmelima-Ouesso devant relier le Cameroun au Congo.
Régine Kpwankpwa, la doyenne de Belle Ville se souvient encore quand elle s’est installée sur ces terres il y a bien longtemps. Elle s’y était rendue avec son mari pour y tendre des pièges. Les deux tourtereaux ont trouvé l’endroit favorable et ont décidé de s’y installer. «On a ainsi fui les problèmes qu’il y avait à Akom. Quand on est arrivé ici, c’était juste une piste ouverte par les militaires. Elle allait jusqu’à la frontière avec le Congo. Il y avait beaucoup de mangos (un fruit, ndlr). On a cultivé des ignames. On vivait aussi de miel et des biches prises dans nos pièges», raconte la sexagénaire (née vers 1957), nostalgique. Lorsque cette mère de quatre enfants entend parler de route, elle prend peur. Son visage se crispe. Les mots ne se prononcent plus aisément. Les autres membres de la communauté commencent à chuchoter. Ici, le sujet ne fait visiblement pas sourire.
Les habitants de ce campement ont dû eux-mêmes détruire deux maisons et un hangar où se rassemblaient les villageois pour palabrer. «Quand les Chinois qui construisent la route sont arrivés, ils ont demandé de casser les maisons au bord de la route et d’aller plus loin. Les deux maisons de ma maman ont été démolies», regrette Juliette Medoua. Elle a pu reconstruire un abri pour sa mère non loin du tracé, mais elle craint que le calvaire ne soit pas encore entièrement passé. Le cimetière de la communauté qui se trouve sur le plan de la route a été pour l’heure esquivé. Ici, comme dans tous les autres campements Baka situés sur le tronçon Mintom-Lélé-Ntam, (dix villages environ), les habitants déplorent des destructions de cases et des plantations sans évaluation, sans indemnisation ni plan de recasement.
Des plantations transformées en carrières
A BitéBiakang, un campement qui regroupe un peu plus de 20 pygmées Baka, Etienne Lasaga est bien remonté ce mercredi 14 août 2019. Il entre dans une colère noire lorsqu’il entend parler de la route. Six mois déjà que sa plantation et celle de son beau-frère ont été détruites. Les engins de Sinohydro Corporation Limited, l’entreprise chinoise en charge des travaux sur le tronçon Mintom-Lélé (Lot N°1), ont saccagé des cacaoyers, des palmiers à huile, des avocatiers, la banane-plantain, du manioc, du macabo, entre autres cultures. « On avait pas été informés. Quand ils sont arrivés ce jour-là, ils avaient l’air méchant. On a fui. On les regardait travailler à bonne distance », indique Etienne, le visage plissé. Une machette à la main, le sinistré se propose de nous faire visiter le site de la plantation qui aujourd’hui a été transformé en carrière de terre.
Ce père de quatre enfants est vêtu d’une petite culotte jean et d’un maillot. Il avance le pas alerte en écartant les mains. Il parle à haute voix, d’un ton colérique. «Regardez, ils ont gâté tous les plants. Ils nous ont seulement tués. C’est ici que l’on trouvait de quoi manger. Ils n’ont pas compté les plants détruits. Ils n’ont pas pris nos noms et ne nous ont pas indemnisés. L’autre jour, on les a vus. On a demandé où était l’argent en compensation de nos plantes. Ils n’ont rien dit. Ils ont fini de travailler et sont repartis. Le campement n’a rien reçu, même pas un bâton de cigarette», fulmine –t-il. Sur le site de sa plantation, un cratère géant de plus de 20 mètres de profondeur témoigne de l’intensité des travaux de prélèvement de la latérite sur une grande superficie. Aussi, le marécage situé tout près, qui offrait des possibilités de pêche aux riverains, a été bloqué du fait de l’activité des engins.
Etienne Lasaga a implanté de nouveaux plants de manioc et bananier dans un petit espace pour assurer sa ration et celle de sa petite famille. Il craint que les Chinois ne reviennent tout détruire. Il fait savoir que les autres habitants du village se sont lancés dans la recherche de l’or et du ndor (mango) pour joindre les deux bouts. A Odoum aussi, un autre village Baka dans le département du Dja et Lobo, Daniel Django indique que le champ de plantain de sa famille a été détruit. «Ils ne nous ont rien donné », relève-t-il. La situation vécue par les pygmées Baka dans la région du Sud est la même pour ce peuple autochtone établi dans la région de l’Est.
Forêt communautaire détruite
A Se’eh, arrondissement de Ngoyla, département du Haut Nyong, situé à 140 km de Mintom et seulement 3 km du Congo-Brazzaville, les plaintes et les inquiétudes sont les mêmes. Ici, une communauté Baka de plus de 50 personnes y vit depuis plusieurs années, bien avant le l’annonce de l’aménagement de la transnationale longue de 575 km, dont 330 km côté camerounais. Les habitants pouvaient alors jouir des récoltes de leur champ communautaire de 5,5 hectares. Aujourd’hui, cette grande plantation de Banane, plantain, manioc, arachide, maïs, patate et concombre a été transformée en carrière pour l’extraction de la latérite. Aussi, la forêt communautaire Djoko a été en partie touchée. André Ekanga, le chef de ce village Baka relève que l’entrée en forêt est depuis lors interdite aux pygmées Baka par les éco-gardes. « On y pénètre discrètement maintenant pour aller chercher des mangos», renseigne le chef, vexé.
Sur ce qui servait de champ communautaire, aujourd’hui il ne reste plus que des montagnes de terre retournée. Plusieurs camions font des va et vient pour le transport de la latérite. André Ekanga est retourné sur ce site communautaire aujourd’hui encore. Il a les deux mains tantôt sur la tête, tantôt sur les hanches. Son regard se perd dans le vide au loin. «Ils ont enterré les arbres ici », lâche –t-il. Il fait savoir qu’il s’est rapproché des Chinois à l’œuvre sur le terrain. Pour seule réponse, ils lui ont signifié qu’ils avaient déjà pris l’engagement pour l’extraction de la latérite. Plusieurs autres plantations de particuliers ont été touchées à Se’eh. Des cases aussi sont menacées de démolition.
Pas d’indemnisation
André Ekanga a trois maisons dans le viseur. Daniel Waki dit rechercher un nouvel emplacement depuis le 04 août, jour où il a été signifié par le sous-préfet de Ngoyla que sa maison située en bordure de la route sera détruite. «Le sous-préfet a dit que je serai payé », indique le jeune homme. Mais jusqu’ici, les travaux de la route avancent, mais la question des indemnisations n’est pas d’actualité. Seul le chef du village Se’eh a reçu une petite compensation pour son champ ravagé après s’être durement révolté. «J’avais ‘’dégammé’’ devant le commandant de Ntam. Il a dit aux Chinois que je dois être payé. C’était les Chinois qui travaillent du côté du Congo et qui venaient chercher la latérite ici sur ma parcelle. Ils ont dit qu’ils n’avaient pas beaucoup d’argent et m’ont remis 150 000 F. Cfa (près de 229 Euro). J’avais pourtant estimé mon champ de 2 hectares à 1 million F. Cfa», déplore André Ekanga.
Même s’il ne sait pas lire, le chef se souvient qu’il n’a déchargé sur aucun document. Bitoum, qui a lui aussi vu son champ d’un hectare détruit par les Chinois, n’a obtenu aucune compensation. Sa maison sera aussi démolie plus tard. «J’ai dit qu’on ne détruira pas ma maison sans me donner de l’argent. J’ai dit au conducteur de poclain de ne pas toucher à mes bananiers en creusant la terre », prévient Daniel Waki, un riverain Baka. A Assoumdele III, des maisons sont marquées des croix de Saint André et des initiales AD (A démolir). 8 pygmées de part et d’autre de la voie sont concernées par les casses prochaines. A Makemekouma, le tableau est le même.
Difficile survie
Le mode de vie des pygmées Baka se transforme progressivement avec les travaux d’aménagement de la route. A Se’eh, les femmes traversent quotidiennement la frontière et se rendent au Congo pour de petits jobs, notamment comme main d’œuvre pour les récoltes d’arachide. Elles retournent au Cameroun autour de 18h. A Mintom, les habitants déplorent les poussières source de maladie ; l’absence de cour pour la distraction des enfants et le risque d’accidents. Même s’ils trouvent que la route est indispensable pour le développement, des Baka font savoir qu’ils doivent désormais aller au plus loin dans la brousse pour trouver du gibier. «Les bruits de la route éloignent les biches», déplore Norbert, 23 ans, habitant de Belle Ville. Aussi, le long du tracé, des cours d’eau et marécages obstrués constituent un frein à l’activité de pêche. La destruction des forêts et plantations rend difficile l’équation de la ration alimentaire.
Pourquoi ne se plaignent –t-ils pas ? Les pygmées Baka le disent à demi-mot, ils restent une couche marginalisée. Le chef de Se’eh reconnait que « tous les gens du village ont les mêmes problèmes », mais il fait savoir qu’il n’existe nulle part où se plaindre.
« On va se plaindre où. Ça ne va pas bien se passer. On est Baka. Quand tu iras te plaindre qui va s’occuper de ton problème. Ce sont les bantous qui peuvent bénéficier d’être écoutés », indique –t-il, en secouant la tête en signe de dépit.
D’autres pygmées craignent des représailles de l’autorité. Alice Ndo, une Baka vivant à Ntam Cameroun, a pourtant pris sur elle d’initier une requête.
Cette veuve, qui s’occupe toute seule de ses 5 enfants depuis la mort de son conjoint en 2005, a saisi l’occasion d’une réunion de sensibilisation pour tenter de remettre sa requête au préfet du département du Haut Nyong. Elle y indiquait que ses 23 pieds d’arbres fruitiers (palmier à huile, corossoliers, manguiers, avocatiers, prunes et plantains sélectionnés), dont la vente lui permettait d’assurer la scolarité de ses enfants ont été détruits par les Chinois. Et qu’elle n’a pas été indemnisée. «La moitié de mon champ a été détruit. Quand j’ai vu le préfet, il l’a demandé de remettre ma requête à son chauffeur. Depuis là, personne n’est venu me voir. La rentrée scolaire approche. J’ai deux enfants à inscrire en classe de Première et un en classe de 3ème», se plaint la cultivatrice aujourd’hui reconvertie en vendeuse de whisky en sachet.
« Notre travail, c’est la route»
A la base vie de l’entreprise chinoise Xinjiang Communications Construction Group Co., Ltd (XCCG) engagée dans le chantier d’aménagement de la route sur le tronçon Lélé-Ntam-Mbalam, on indique que les travaux ont débuté en novembre 2017. Ce lot n°2 de 53 km doit être livré en novembre 2020. Liao He Meny, le directeur général de XCCG, fait savoir que son entreprise travaille sur le tracé de la piste déjà existante. «C’est le gouvernement qui s’occupe des problèmes de casses. Nous, notre travail c’est la route. Les problèmes d’indemnisations ne concernent pas l’entreprise. Tout dommage dans l’emprise du projet concerne l’Etat», précise le Dg.
Le Top Management de l’entreprise fait savoir qu’il peut arriver que des populations bloquent la route pour demander des indemnisations. Dans ce genre de cas, le maître d’ouvrage est informé pour trouver des solutions. En ce qui concerne les maisons menacées de démolitions, l’entreprise assure que certaines cases ne seront plus détruites au vu du nouveau recensement qu’elle a effectué le 05 juillet 2019. « Nous avons fait le procès-verbal que nous avons remis au sous-préfet», affirme Constant Foading Kamga, le responsable Qualité, Hygiène, Sécurité, Environnement (Qhse) de XCCG. Il ne se prononce pas sur le nombre total de maisons à démolir au final. A ce nombre, il faudra ajouter les cases situées à deux mètres de la route qui seront démolies pour des besoins de sécurité, apprend-on.
Sur le volet environnemental, Liao He Meny indique qu’il est demandé aux chauffeurs de rouler à petite vitesse lors de la traversée des villages. Pour les cours d’eau obstrués, l’entreprise dit discuter avec les populations pour trouver une solution. Quand est-t-il des projets sociaux ? L’entreprise chinoise fait savoir qu’un aménagement des voies d’accès est prévu. «On soutient constamment les écoles primaires avec des cahiers et stylos. Sur le volet sécuritaire, lorsqu’on creuse sur les routes, on balise les zones dangereuses avec des rubans », affirme le responsable Qhse.
Difficile d’avoir le son de cloche des autorités administratives (sous-préfets et préfets) des régions du Sud et de l’Est, invités au Congo pour la célébration de la fête nationale de ce pays voisin, lors du passage du reporter. Rendu à la délégation départementale du Cadastre et des affaires foncières (Mincaf) du Dja et Lobo, un responsable reconnait que la plupart des villages n’ont pas été indemnisés sur le tracé de la transnationale. « C’est en préparation », croit-t-il savoir. En s’appuyant sur l’instruction n°000005/Y.2.5/Mindaf/D220 du 29 décembre 2005 portant rappel des règles de base sur la mise en œuvre du régime de l’expropriation pour cause d’utilité publique et la loi n° 85-09 du 4 juillet 1985 relative à l’expropriation pour cause d’utilité publique et aux modalités d’indemnisation , il rappelle qu’u’avant tout déguerpissement, un préavis de six mois est accordé aux populations riveraines pour libérer les lieux. Ce délai est réduit à trois mois en cas d’urgence.
Selon les textes, les indemnités dues pour expropriation sont à la charge de la personne morale bénéficiaire de cette mesure. Elles couvrent les terrains nus, les cultures, les constructions, toutes autres mises en valeurs, quelle qu’en soit la nature, dûment constatées par une commission de constat et d’évaluation. Notre source au Mincaf explique également que selon la procédure, après la Déclaration d’utilité publique, des sous commissions constituées des membres des ministères de l’Agriculture, de l’Habitat et du développement urbain, des mines, des affaires foncières effectuent des descentes de terrain pour faire des évaluations. « On fixe le montant à reverser par rapport à l’état de mise en valeur de la terre. On compte le nombre de cultures. Après, on envoie les procès-verbaux au ministère qui les envoient au Premier ministre. Puis, les sous sont décaissés. Si le taux est très élevé, le décaissement peut traîner et on envoie une autre commission pour effectuer d’autres vérifications sur le terrain », détaille –t-il.
La Bad et les couches vulnérables
Mais les pygmées Baka se plaignent du processus d’évaluation et de destruction des biens dans le projet d’aménagement de la transnationale Sangmélima-Ouesso. Les Sauvegardes opérationnelles (So) de la Banque africaine de développement (Bad), un des bailleurs de fonds de ce projet, disposent justement que les personnes affectées doivent être indemnisées pour leurs pertes au coût intégral de remplacement, avant leur déménagement effectif, avant la prise de terres et d’actifs connexes, ou avant le commencement des activités du projet lorsque le projet est mis en œuvre en plusieurs phases. Dans son Système de sauvegarde intégré (Ssi), la Bad met un point d’honneur sur le respect des peuples autochtones, le respect des droits humains et la sauvegarde de l’environnement.
« La banque s’engage à veiller à ce que ses opérations des secteurs public et privé se conforment aux SO, en évaluant, le plus tôt possible dans le cycle de projet, les impacts et les risques environnementaux, sociaux et du changement climatique, et en veillant, dans la phase de mise en œuvre, au contrôle, à l’audit et à la supervision des mesures de gestion environnementale et sociale convenues. Si les impacts environnementaux et/ou sociaux de tout investissement de la Banque ne sont pas susceptibles d’être pris en compte de manière adéquate, la Banque peut décider de ne pas donner une suite favorable à l’investissement en question», peut-t-on lire dans la déclaration de politique de sauvegardes intégrée de la Bad.
Aussi, conformément à sa Stratégie (2013-2022), la Banque s’engage à protéger les africains les plus vulnérables et à leur offrir des opportunités de bénéficier de ses opérations. La banque est tout particulièrement attentive aux groupes de personnes dont l’existence et les conditions de vie sont, ou peuvent être, sévèrement impactées par les projets qu’elle finance. Pour la Bad, les groupes vulnérables sont constitués des sans-terres, de ceux qui n’ont pas de permis légaux d’accès aux ressources, des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les orphelins, les sans-abri, les groupes sociaux marginalisés et les peuples autochtones. Les Baka sont donc concernés par la politique de protection du bailleur de fonds.
Mathias Mouendé Ngamo (avec African Finder)